A City of Foxes — Rencontre avec Nihaarika Negi et Rémi Large
De quoi la réalité virtuelle est-elle le futur ? Difficile à dire tant ses usages sont multiples. Pour certains, la réalité virtuelle repousse les limites du jeu vidéo. Pour d’autres encore, c’est clairement le futur du cinéma.
En fait, si la réponse est encore ouverte, la réalité virtuelle partage un art de la mise en scène qui la rapproche bien plus du théâtre. C’est du moins ainsi que l’appréhendent Nihaarika Negi et Rémi Large, respectivement créatrice et producteur de la pièce en cours de production A City of Foxes, à la croisée du théâtre immersif et de la réalité virtuelle. Le projet a remporté le prix XR Market à NewImages Festival 2020.
→ Article également publié sur UXmmersive.
— Pouvez-vous nous présenter A City of Foxes ?
Nihaarika : A City of Foxes, c’est une pièce de théâtre intime en réalité virtuelle qui questionne notre relation aux autres dans des moments d’altérité et de perte. Pendant 30 minutes, nous emmenons trois participants dans un univers fantastique, un royaume indien imaginaire, dans lequel les renards sont des êtres célestes persécutés depuis des millénaires… Les participants, vont y rencontrer un renard, un des derniers survivants, et interagir avec lui dans une narration immersive nouvelle.
— Nihaarika, on croit savoir qu’à l’origine, A City of Foxes, vient d’une pièce que tu avais conçue il y a quelques années ?
Nihaarika : Oui, A City of Foxes s’inspire d’une performance que j’ai créée pour la première fois à Bombay en 2015. J’y explorais la question de l’intimité en me reposant sur le travail du sociologue Arthur Aron. Il s’agissait de 36 questions à poser entre deux étrangers pour qu’ils entrent en intimité. J’ai voulu voir s’il était possible de mêler la fiction à la réalité, où tout le monde incarnerait un personnage, comme un masque. Serait-il possible de dépasser ces limites, d’avoir la liberté de ne pas être attaché à notre étiquette sociale qui nous colle à la peau ?
J’ai tiré le fil de cette piste, et j’ai participé au Lab de Venise pour approfondir ce projet, puis nous avons été mis en relation avec Tamanoir par une personne qui a vu mon pitch et a tout de suite pensé à eux !
Rémi : Oui, et de notre côté chez Tamanoir, lorsqu’on a entendu parler du projet, nous avons tout de suite contacté Nihaarika ! Notre activité avec Tamanoir, à la frontière des technologies immersives et des arts vivants, ont naturellement ouvert un monde des possibles. Nous voulions travailler avec elle et dresser les esquisses de ce que pourrait donner cette performance en réalité virtuelle. C’était un projet dont l’écriture se prêtait vraiment bien à l’écriture immersive que nécessite la réalité virtuelle.
— Pourquoi choisir la réalité virtuelle pour réinventer cette pièce ?
Nihaarika : C’est la première fois que j’expérimente cette technologie ! Je viens du théâtre, et je cherche à me renouveler et à questionner ma pratique. Je voulais explorer l’utilisation de dispositifs nouveaux.
Au départ, j’ai écrit A City of Foxes comme une histoire narrative qui serait réalisée dans le cadre d’un projet de réalité virtuelle (VR) à 360 degrés. Mais au cours des premières étapes du processus de développement au laboratoire de Venise, je me suis rendue compte que la VR est beaucoup plus proche du théâtre immersif que du cinéma dans sa capacité à captiver l’attention du public, et dans les possibilités d’interaction et de jeu qui y sont inhérentes. J’ai alors pensé que peut-être la meilleure façon d’explorer le monde de l’histoire de A City of Foxes – qui a toujours été de témoigner d’une conversation avec un renard opprimé – serait de s’inspirer de mon travail avec les 36 questions. Le projet est devenu cette invention à la croisée du théâtre immersif et de la VR.
Le but de mon œuvre, en explorant l’intimité, est de pouvoir donner de la place aux participants, à des émotions, des réflexions qui ne trouvent pas leur place dans notre vie de tous les jours. Comment créer un espace assez sécurisant pour être vulnérable ? Pouvoir être faillible ? Comment créer un espace de tendresse entre des étrangers, laisser place à des silences, à des respirations et donner corps à des connexions authentiques entre deux personnes ? Je pense que la VR le permet, avec cette relation au corps virtuel à la fois très présente et réelle pour les participants, et en même temps très neutre puisque ce sont des avatars génériques.
— Où pourra-t-on trouver A City of Foxes une fois l’expérience produite ?
Rémi : Cette histoire pourra être découverte de deux façons différentes : une première avec les participants rassemblés en un même lieu physique, avec un acteur qui incarne le renard, ce qu’on appelle Location Based Entertainment dans le jargon ; et une seconde, où les participants pourront se connecter depuis chez eux, avec leur casque de réalité virtuelle, et se rencontrer dans un espace virtuel.
— Pourquoi créer deux modalités de découverte, une en LBE et une depuis chez soi ?
Nihaarika : La version en LBE était une évidence. Notre ambition s’inscrit dans un projet plus vaste, engagé à amplifier les voix des artistes minoritaires dans le monde. Dans chaque lieu ou festival où se déroule la pièce en LBE, nous avons l’intention d’animer des ateliers de 3 à 5 jours avec des artistes marginalisés des communautés locales. L’acteur jouant le renard sera sélectionné dans ces ateliers – où il s’inspirera des découvertes de l’atelier et de ses histoires personnelles pour interpréter la pièce. Nous espérons ainsi que l’œuvre restera pertinente pour les communautés dans lesquelles elle est jouée et qu’elle parlera des expériences d’altérité vécues qui sont urgentes dans ces espaces.
Rémi : Oui, c’est important de proposer une version « physique » de la pièce, pour la simple et bonne raison que la réalité virtuelle n’est pas encore largement démocratisée. Peu de monde a un casque chez soi, et peu de personnes vont spontanément penser à voir ce genre d’œuvres.
Mais en 2020… comme pour tout le monde, la pandémie a rebattu les cartes et nous a amenés à nous interroger sur d’autres modèles de distribution pour A City of Foxes ! Ça a accéléré l’idée de cette version à découvrir depuis chez soi.
— Le succès de la pièce de Tender Claws, The Under Presents : The Tempest y est-il pour quelque chose ?
Rémi : Forcément on s’en inspire et c’est une création superbe ! Mais je précise que nous travaillions déjà sur le projet avant la sortie de Tempest (rires) !
— Quelles sont vos inspirations pour nourrir votre direction artistique et votre vision globale du projet ?
Nihaarika : Oh, moi mes inspirations sont très anciennes : un mélange de contes, de légendes et de mythes, le réalisme magique… Après pour A City of Foxes, visuellement nous aimons beaucoup le jeu vidéo Journey !
Rémi : Pour la partie théâtre et réalité virtuelle, chez Tamanoir, nous avons adoré Alice, the Virtual Reality Play de DVgroup.
— Comment se passe votre collaboration ?
Rémi : Nihaarika est l’autrice de l’œuvre, c’est elle qui apporte sa vision, comme une réalisatrice. Mon travail est de lui donner vie et de lui apporter de conseils pratiques ! C’est Tamanoir qui fait tout le développement informatique du projet et nous l’éclairons sur les (im)possibilités techniques.
Nihaarika : C’est vraiment un dialogue, un travail commun. Par exemple mon projet initial était d’avoir un 1-to-1 entre un participant et un acteur. Tamanoir a proposé d’explorer la piste de 3 participants pour un renard, et de créer un espace partagé d’intimité. J’ai aimé l’idée et c’était vraiment un défi intéressant – nous avons donc décidé de l’explorer !
— Pourquoi créer une œuvre sur l’intimité pour trois participants ? Pourquoi pas quatre, cinq ou six ?
Rémi : C’est vraiment de l’exploration ! Nous essayons de voir s’il est possible de créer un moment partagé. L’association du théâtre, de la réalité virtuelle et d’un univers féérique permet-elle de créer cet espace commun entre des étrangers ? C’est un véritable défi car la plupart des expériences en VR avec plusieurs participants ne créent pas vraiment de lien entre eux. Nous travaillons beaucoup sur la création d’une relation entre les participants et le renard, mais aussi entre les participants eux-mêmes. Ce sera le grand défi du prototype ! Ajouter d’autres participants ajouterait un travail d’écriture et une complexité supplémentaires. On préfère déjà se projeter avec un faible nombre de participants.
— Quelle est l’intention émotionnelle de A City of Foxes ? Beaucoup d’expériences sur l’intime sont transformatives et nous aident à grandir, quand on pense par exemple à Odyssey Works ou à la designeuse Ida Benedetto. Est-ce également le cas ici ?
Nihaarika : Pas de manière explicite. Je pense que les changements les plus profonds dans la vie se produisent comme des gouttes de pluie. Peu à peu, elles se rassemblent et soudain, on se retrouve transformé. Nous aimerions que A City of Foxes soit l’une de ces gouttes de pluie. Qu’elle soit une expérience qui provoque un changement dans votre état d’être, qui s’infiltre lentement – au fur et à mesure que vous avancez dans votre vie quotidienne.
Rémi : À la fin de l’œuvre, le dernier renard avec qui vous avez parlé, qui vous a raconté son histoire et qui a écouté les vôtres, disparait. Notre intention émotionnelle, c’est qu’à ce moment-là les participants soient tristes et ressentent sa disparition.
Comment créer de l’empathie pour les autres ? En l’occurrence pour quelqu’un dont vous ignoriez tout au début de l’expérience ? Si nous parvenons à créer cette fraternité avec un renard inconnu en 30 minutes et avec les autres participants, c’est que nous aurons réussi !
Nihaarika : Oui, connaître l’histoire de quelqu’un permet de ressentir ses douleurs, de comprendre qui il est, et à terme, en dehors de l’expérience, de pouvoir être plus empathique.
Une autre émotion que je veux créer, c’est le pathos, ou ce parfum doux-amer de la vie, en voir en même temps la beauté, la tristesse et la fugacité – comme nous pouvons observer la beauté des feuilles qui tombent d’un arbre.
— Comment guidez-vous vos participants dans A City of Foxes ? L’avant et l’après expérience sont importants, surtout pour des œuvres aussi intimes !
Rémi : Oui c’est sûr ! Cela commence dès le site internet ou la présentation de l’œuvre, avec cet aspect onirique et féérique incarné dans les visuels. Mais c’est important de préciser que c’est une pièce sur l’intimité, très interactive. Sur place, dans la version LBE, il y aura également une scénographie qui fait le lien avec cet univers. Ensuite, une grande partie du travail consistera à le guider pour qu’il soit à l’aise et se sente en sécurité.
— Le futur de la réalité virtuelle, c’est le théâtre ?
Rémi : Chez Tamanoir, c’est notre cœur de métier, alors on espère que oui ! Mais honnêtement, je pense que personne ne sait à quoi va ressembler le futur de la réalité virtuelle…
Ce que nous voyons bien en revanche, comme l’a dit Nihaarika, c’est que la réalité virtuelle est bien plus proche du théâtre que du cinéma. Au début, tout le monde a pensé que que l’univers le plus proche de la réalité virtuelle était le cinéma. Les deux proposent des contenus diffusés par un écran. En pratique, l’approche cinématographique n’est pas tellement adaptée à la réalité virtuelle tant l’écriture diffère, car le spectateur y est libre et y occupe un rôle. Typiquement au cinéma, on va penser en plan, on peut changer point de vue assez souvent, zoomer, faire des travelings… tout cela n’a pas de sens en réalité virtuelle !
Alors que pour un metteur en scène, c’est comme si on lui donnait une scène de théâtre avec un ou plusieurs participants au milieu qui peuvent interagir, déambuler – comme dans du théâtre immersif. Mais en plus, il a reçu un super pouvoir : celui de changer les décors, les costumes, l’environnement, comme il en a envie !
Mais pour revenir à la question, je pense qu’à terme, il y aura des œuvres en réalité virtuelle interactives, et non interactives ; comme on voit aujourd’hui du théâtre classique qui côtoie du théâtre immersif.
— Comment trouvez-vous, et formez-vous vos acteurs pour le renard ? J’imagine qu’il n’y a pas vraiment de formation d’acteur en réalité virtuelle !
Nihaarika : En effet, cette formation n’existe pas encore, mais ce n’est en réalité pas si compliqué ! Ce n’est pas tant la connaissance de la technologie qui va compter que de maitriser l’improvisation, l’écoute, l’empathie ; soit les compétences recherchées pour les acteurs de théâtre immersif. Jouer en réalité virtuelle ou en réel n’est pas si différent qu’on le croit !
— Un conseil pour les créateurs d’expériences immersives, ou les créateurs de théâtre en réalité virtuelle ?
Nihaarika : Rester flexible et ouvert aux changements constants !
Rémi : Oui c’est sûr que la réalité virtuelle ouvre tout un tas de possibilités, mais il y a aussi pas mal de limites techniques, et il faut faire avec, s’adapter, contourner des problèmes. Sur ce point, c’est top de travailler avec Nihaarika car elle est très à l’écoute de tout cela.
Comme conseil, je dirais… de penser plus en création d’un jeu-vidéo que d’un film… C’est-à-dire : ne pas oublier son public. C’est toujours lui qui a raison ! On aura toujours tout un tas de présupposés, mais il faut tester, tester et tester… on sera toujours surpris !
Merci à Nihaarika et Rémi pour leur disponibilité, et à l’équipe d’UXmmersive qui a mené cette interview.
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UXmmersive est le média francophone co-fondé par Charlotte-Amélie Veaux et Yann Garreau qui partage, analyse et décrypte le monde des expériences immersives et ses tendances.