Entretien post-confinement avec Pierre-Emmanuel Le Goff, fondateur de La Vingt-Cinquième Heure
Après le confinement, NewImages Festival continue à donner la parole à ses amis et partenaires. Pour comprendre et accompagner l’aventure intime et professionnelle de celles et ceux qui façonnent les nouvelles images, et pour traverser ensemble cette période charnière.
Pierre-Emmanuel Le Goff, directeur de La Vingt-Cinquième Heure Distribution, a lancé sa salle de cinéma virtuelle en mars, peu de temps après l’annonce du confinement en France. La plateforme en ligne s’est donnée comme mission d’aider les salles de cinéma à traverser ces semaines et mois de fermeture pour raisons sanitaires, dans une logique parfaitement résumée par une célèbre réplique – de cinéma, justement : « Si nous voulons que tout reste pareil, il faut que tout change. » [1]
À partir du 9 juin, le Forum des images lance Le FIL [2], sa salle virtuelle pour des séances pérennes, tous les mardis à 20h30, sur la plateforme La vingt-cinquième heure [3] : une programmation en ligne, spécifique et éditorialisée, en attendant la réouverture de nos espaces et dans l’impatience de retrouver le public ! Une collaboration plus spécifique avec NewImages Festival est également à l’étude, avec de nouvelles fonctionnalités virtuelles.
“Notre salle virtuelle reste une béquille, une prothèse numérique, qu’il faut utiliser à bon escient. Rien ne remplace le contact humain.”
Pouvez-vous vous présenter, ainsi que votre activité ?
Je suis gérant et associé-fondateur de La Vingt-Cinquième Heure Production et La Vingt-Cinquième Heure Distribution. Je suis également réalisateur, producteur, distributeur et dorénavant, un peu exploitant, avec notre nouveau dispositif de salles virtuelles… Nous avons également créé une entité dédiée aux nouvelles technologies et à la postproduction de formats VR, Le Troisième Hémisphère.
Comment vivez-vous le déconfinement ?
C’est une sensation assez mitigée. Là où la pollution était quand même bien moindre, où on avait les petits oiseaux le matin, par exemple, le bruit est en train de revenir. Il y a de nouveau beaucoup de monde dans les rues, une sorte d’effervescence. Ma femme va accoucher dans trois semaines, à priori, et nous ne le vivons pas forcément très bien. Paradoxalement, le confinement avait plein de vertus. Au-delà de la tragédie sanitaire, cela nous a permis de prendre du recul par rapport à notre manière de penser, à nos modes de vie. Nous avons l’inquiétude que tout redevienne comme avant, en termes de consommation notamment.
Avec le lancement de votre salle de cinéma virtuelle dès mars, vous faites partie des rares à avoir anticipé le confinement. Comment cela a-t-il été possible ?
Nous étions extrêmement vigilants, et sans doute moi d’autant plus, ma femme étant enceinte. Elle était extrêmement attentive et je récupérais beaucoup d’informations sanitaires par son biais. Sur la partie professionnelle, j’allais en chercher d’autres et je découvrais que les salles de cinéma fermaient en Chine, puis en Italie… Les mêmes causes provoquant les mêmes effets, il n’y avait aucune raison pour que cela n’arrive pas en France. Dès la mi-février, j’ai commencé à alerter mon syndicat et le CNC. La fermeture partielle ou totale des salles de cinéma était quelque chose d’inimaginable à l’époque, mais je me rendais compte que c’était déjà le cas dans d’autres pays.
Nous étions déjà en train de développer une solution de visioconférence pour que les réalisateurs de cinéma puissent aller à la rencontre des publics dans des lieux isolés. En interne, nous avons accéléré le développement du dispositif et avons ajouté à cette salle virtuelle la dimension de géolocalisation pour faire des sorties nationales et pour que les cinémas ne se recoupent pas au niveau de leurs zones de chalandise et de leurs spectateurs. Notre film Les Grands Voisins devait sortir le 1er avril et nous nous sommes dit qu’il fallait être prêts pour l’avant-première, le 25 mars. Nous avons fait des réunions de crise en interne et pour être dans les temps, nous avons préféré nous lancer dans une version non-définitive. Depuis le lancement, il y a bientôt deux mois, cinq développeurs travaillent sur la plateforme pour l’améliorer.
Comment définissez-vous votre offre : cinéma virtuel, e-cinema ou VOD ?
Nous proposons une salle de cinéma virtuelle, avec des séances à horaires fixes organisées avec les exploitants dans une zone géolocalisée, pour que ce périmètre leur permette de travailler avec leur public habituel. Nous sommes plus proches d’une séance de cinéma normale – si ce n’est que la salle est virtuelle, parce qu’il n’y a pas réellement quatre murs et qu’elle est hébergée dans le Cloud. Puisque les salles sont actuellement fermées, aucune séance ne peut être physique mais l’événement a quand même lieu : des personnes voient le film en même temps, échangent réellement avec les réalisateurs et les équipes des films quand il y a des séances-débat.
Le FIL – la salle virtuelle du Forum des images sur la plateforme La Vingt-Cinquième Heure Bande-Annonce © Forum des images
Il y a une énorme différence entre le modèle VOD / SVOD et le fait de faire de l’exploitation avec des salles de cinéma, comme nous le faisons. En étant géolocalisés, nous recréons les contraintes d’une vraie salle de cinéma. Paradoxalement, ces contraintes apportent une plus-value : elles permettent à la salle de travailler avec son public, tout comme à la salle de la ville d’à côté. Si notre salle de cinéma virtuelle était sur le territoire national, nous deviendrions de la VOD. Nous voulons nous appuyer sur la force de frappe marketing, la communication de toutes les salles de cinéma, de leur puissance, la connaissance des réseaux associatifs pour alimenter des débats, ramener les publics… Ce n’est pas la même logique en termes d’impact auprès des spectateurs.
Notre dispositif a de l’intérêt pour les raisons sanitaires liées au COVID, mais aussi pour des raisons d’éloignement. Il y a des zones avec très peu de salles Art et Essai et même très peu de cinémas en général. Beaucoup de personnes ne peuvent pas y aller plus d’une fois par mois en prenant leur véhicule, en faisant peut être 50, 60, 100 km aller/retour. Cela demande du temps et de l’argent. Il y a une fracture entre des territoires extrêmement bien achalandés au niveau de l’offre cinématographique et d’autres où il y a très peu de cinémas. La salle virtuelle coûtera le même prix, sauf qu’on peut être deux ou trois devant son écran. Assister à une séance virtuelle depuis chez soi, sans aller physiquement dans sa salle parce que ça coûte trop cher et parce que c’est trop chronophage, sera possible.
L’appel que vous aviez publié en même temps que le lancement de votre salle de cinéma virtuelle s’intitule « Résistons« . À quoi faudrait-il résister ?
Il faut déjà résister à la déprime ! Quand les salles ont fermé, une très large majorité des professionnels du cinéma s’est pris un énorme coup sur la tête. Résister à ce coup de massue, se dire que nous n’allons pas simplement attendre que ça se passe, mais se battre pour trouver des solutions et faire bouger les lignes !
Il faut surtout résister à la tentation, comme celle que peuvent avoir certains distributeurs de partir sur des plateformes VOD. À mon sens, pour les films Art et essai notamment, ce n’est pas la bonne place. Une grande majorité de films n’y feront que très peu d’entrées, parce qu’ils se retrouvent noyés sous d’autres, avec beaucoup plus de notoriété. Aujourd’hui, nous remplissons des séances de cinéma virtuel là où, sur une plateforme VOD, un film serait noyé dans la masse. Le rôle d’une salle de cinéma ce n’est pas simplement d’accueillir physiquement des spectateurs, mais de faire un travail de communication, notamment avec les associations, et de sélection par rapport à ce qui intéresse ses spectateurs. C’est ce qui va faire toute la différence.
Une symbiose s’est mise en place depuis des décennies entre les salles et les distributeurs, qu’il faut maintenir. Nous avons mutuellement besoin les uns des autres. Ce n’est pas le moment de brader des films et de se dire « On va partir sur Amazon et Netflix, ça va tout résoudre.” Ça règle peut-être des problèmes de trésorerie de façon ponctuelle, mais à long terme, si les exploitants disparaissent, c’est la mort du cinéma. Le cinéma, c’est d’abord et avant tout découvrir un film dans une salle obscure, sur un grand écran, avec le meilleur son possible. C’est ensuite partager cette expérience en sortant de la salle avec ses amis. Il faut maintenir la primeur de l’exploitation en salles, c’est primordial !
Vous parlez du débat en ligne, de l’importance du son… Comment travaillez-vous sur ces aspects ? Y a t-’il de nouvelles fonctionnalités ?
Les débats en ligne se font pour l’instant avec un dispositif de chat vidéo où l’on voit uniquement les intervenants. Le public pose des questions par texte seulement, avec un module écrit dans le sens spectateur-intervenant qui fonctionne très bien. C’était important pour nous, parce que ça permet de libérer la parole, notamment sur un film comme Mon nom est Clitoris. Lors des avant-premières, nous avons constaté que les femmes s’exprimaient beaucoup mieux sur leur sexualité de façon anonyme.
Nous avons de plus en plus de demandes pour des échanges vidéo avec le public. À moyen terme, nous proposerons des échanges à la carte, vidéo dans les deux sens ou chat seulement, en fonction de la demande de l’exploitant. Côté VR, nous allons également proposer des expériences combinées à des séances de cinéma. Ce sera moins immersif que d’avoir un casque, mais il y aura des films à 360 degrés.
Pour ce qui est du son, malheureusement, nous ne pouvons pas faire grand chose, ça dépend beaucoup du matériel utilisé par le spectateur. Nous recommandons d’utiliser un casque, si possible, mais pour regarder en famille, ça devient compliqué. On peut brancher le dispositif à sa télévision et si on est bien équipé on aura un meilleur son. Nous proposons ce que proposent les autres plateformes de streaming, ni plus ni moins ! Mais heureusement qu’il y a une différence ! Heureusement que l’expérience du cinéma en salle virtuelle est moins bonne que celle dans une vraie salle de cinéma ! Pour la primeur, l’important, c’est d’aller au cinéma. Aujourd’hui, la salle de cinéma virtuelle est le pire des systèmes, à l’exception de tous les autres systèmes – comme disait Churchill, en parlant de la démocratie (« La démocratie, c’est le pire des systèmes, à l’exception de tous les autres. » ) Ce n’est pas la panacée, mais il n’y a pas d’autre choix – à notre avis – pour être le plus proche possible d’une vraie séance de cinéma. Nous incitons les gens à retourner au cinéma dès que ce sera possible.
À terme, seriez-vous prêt à envisager l’abandon de la géolocalisation ? Pourquoi, après tout, quelqu’un au fin fond de l’Ardèche ne pourrait pas participer à une séance du Ciné 104 à Pantin, s’il en a l’envie ?
Nous avons eu quelques retours, peu sur les dizaines de milliers qui sont allés sur notre site, qui nous ont dit : « Mais finalement, vous nous excluez de nouveau ! » Notre pari, c’est de dire : “Les salles de cinéma d’abord ! Si vous avez une salle de cinéma à côté de chez vous, proposez-lui notre dispositif ! Ça ne lui coûte rien, elle n’a rien à débourser. Après, si elle ne fait pas son travail, il n’y aura pas de communication, pas de public, pas de recettes !“
Nous essayons de faire en sorte que les personnes qui n’ont pour l’instant pas accès à notre offre soient ses ambassadeurs auprès des salles de cinéma les plus proches d’eux. Quand nous aurons fait à peu près le tour, nous allons peut être nous rendre compte qu’effectivement il y a des zones sans aucun cinéma. À ce moment-là, la solution n’est pas d’ouvrir au niveau national, mais d’ouvrir un peu le périmètre de la salle la plus proche pour faire en sorte qu’il n’y ait plus de territoire sur lequel il n’y ait pas une salle de cinéma virtuelle accessible à proximité. Nous allons peut être élargir le périmètre à 60-70 km pour ces zones-là.
Il y a maintenant une autre fracture, c’est la fracture numérique, avec des territoires où Internet et même le réseau téléphonique pouvant servir de relais pour y accéder sont insuffisants. Nous ne pouvons rien faire contre ça, si ce n’est peut-être, à terme, rendre notre dispositif accessible via une chaîne de télé… Mais ce n’est pas notre priorité pour l’instant. Nous espérons que dans trois ou cinq ans le réseau numérique français sera d’une qualité suffisante sur l’ensemble du territoire pour qu’il n’y ait pas, en plus, cette fracture numérique.
Vous citez Amazon, Netflix, mais il existe des plateformes plus pointues, très éditorialisées – par exemple, Mubi ou Tënk. Comment vous situez-vous par rapport à ce type d’offre ?
Nous voulons maintenir l’écosystème tel qu’il était avant – une pluralité de l’offre – et en profiter pour essayer de corriger des déséquilibres. L’idée est de donner la priorité aux films français, notamment Art et Essai. D’un point de vue éditorial, notre line up rejoint effectivement ceux de Mubi [4], Tënk[5] ou d’autres. Mais nous essayons surtout de créer de l’événement, du live, des rencontres, ce qui est la vraie richesse, je pense !
Nous voulons accompagner la reprise, avec ces séances à horaires fixes. Chaque séance qui aura lieu dans la salle de cinéma “réelle” pourra être doublée d’une séance en virtuel dans le Cloud, pour permettre de compenser la limitation des jauges, parce que les salles vont sans doute rouvrir à un tiers ou à la moitié de leur jauge. Avoir une séance en simultané en séance virtuelle permettra aux gens de ne pas se sentir exclus, notamment ceux qui sont fragiles – les seniors, par exemple, qui sont les premiers à aller dans les salles Art et Essai.
Sur la répartition des recettes, c’est aussi 40% qui vont à la salle de cinéma. C’est une énorme différence avec les plateformes VOD. La salle de cinéma est au centre, pour nous c’est primordial !
Quelle est la répartition actuelle du prix du billet ?
Nous avons fait évaluer par la société Secoya [6] l’impact carbone de la consommation d’une vidéo – en HD, parce que pour l’instant nous diffusons en HD pour ne pas saturer les réseaux comme le font l’ensemble des plateformes. Il y a donc dix centimes pour cette contribution carbone, trente-deux centimes de frais bancaires, pour le système de paiement en ligne. Ensuite, c’est 40% à l’exploitant, 40% au distributeur et 20% pour la salle de cinéma virtuelle La Vingt-Cinquième Heure. Quand il y a des séances-débats, un euro de plus est demandé aux spectateurs, reversé au réalisateur pour sa prestation ou, lors des séances dites “Impact”, donné à une association ou fondation en lien avec la thématique du film.
Le billet est au prix moyen de cinq, voire six euros pour les séances avec intervenant(s) ou dites“Impact”.
Quelles sont les perspectives de participation des institutions culturelles publiques ?
Nous avons déposé un dossier au CNC et espérons une réponse positive dans les semaines qui viennent. Nous attendons des pouvoirs publics qu’ils nous aident, nous allons aussi chercher des financements au niveau européen. J’espère aussi être accompagné par la BPI.
J’ai également fait une demande officielle au cabinet du Ministre de la Culture et à Dominique Boutonnat [7] pour que la billetterie que nous générons soit une billetterie CNC. Nous travaillons avec des salles de cinéma et leur reversons l’argent : nous sommes ce qu’on peut faire de plus proche d’une vraie salle de cinéma au moment même où celles-ci sont fermées. Il nous semble légitime de reverser non pas 20% au fisc, au Ministère de l’Economie, mais 5% de TVA comme la billetterie CNC et 15% en TSA, en droits SACEM… Nous préférons réinjecter ces 15% dans l’écosystème du cinéma français pour relancer la machine.
Pour l’instant nous n’avons pas eu de réponse à nos demandes d’aide, alors qu’il nous semble que notre action est très concrète, avec un réel potentiel au moment de la fermeture, mais surtout au moment de la reprise. Nous savons qu’il y a le risque que celle-ci soit décalée pendant des semaines, voire des mois, tant qu’il n’y a pas de solution pour compléter les jauges limitées dans les salles de cinéma et des films frais aussi. Pour l’instant les gros groupes attendent que les majors américaines proposent des dates de sortie de leurs films – sauf que les majors, qui se calent sur les exploitants locaux vont sans doute attendre la réouverture des salles aux Etats-Unis – sans doute pas avant novembre, décembre… voire janvier de l’an prochain. Cela voudrait dire que toutes ces machines de guerre qui font plus de 50 % des entrées en France n’arriveraient dans les salles qu’en janvier. À ce moment-là, qu’est-ce qu’il se passe ? Est-ce qu’on attend que les salles rouvrent en janvier ? Il y aura des dizaines, voire des centaines d’exploitants qui seront en faillite, en cessation de paiement. Nous voulons les accompagner.
Depuis le début de votre carrière, vous semblez réinventer, film après film, les façons de financer et de diffuser le cinéma…
J’ai paradoxalement la chance de ne pas être issu d’une famille de cinéphiles et je n’ai eu accès au cinéma qu’assez tard. Mon premier souvenir de cinéma à 6 ou 7 ans, c’est le travelling au dessus de la mer au début du Grand Bleu. Le moment de la salle de cinéma est magique et je tiens à cette magie là !
Je n’avais aucun réseau dans le cinéma quand j’ai commencé mes études, ni quand je suis arrivé sur le marché du travail. Je me suis formé sur le tas en ayant en tête d’être dans une logique de bon sens. J’ai fait un peu tous les métiers possibles dans le cinéma et l’audiovisuel : JRI, assistant-déco sur des shootings de photos de mode, assistant-réalisateur sur des clips R&B payé en liasses de billets au cul du camion… Cela m’a permis d’avoir une vision transversale et de ne pas mettre d’œillères, de ne pas avoir des principes, des réflexes automatiques de comment on produit ou on distribue un film.
Dès mon film de fin d’études en 2000, une coréalisation en vidéo et pellicule, nous avions innové en termes de format et de financement : nous avions fait du crowdfunding en prévendant les VHS. Je me basais sur le modèle de la souscription dans l’édition que mon père utilisait. J’avais des souvenirs de vacances où il recevait des chèques pour faire éditer son premier livre, j’ai simplement repris ça pour le cinéma.
Quelques années plus tard, j’ai produit mon premier court-métrage, Alice au pays s’émerveille de Marie-Eve Signeyrole, dans lequel joue Emir Kusturica. Nous devions tourner en Serbie et nous ne trouvions pas des financements classiques. Je me suis dit qu’il fallait utiliser Internet. Nous avons créé la première plateforme de financement participatif de films au monde avec mes voisins développeurs du dessous. Nous avons eu des articles partout dans le monde grâce à une vidéo où on se mettait littéralement à poil, en disant que c’était la crise, qu’on n’avait pas d’argent et qu’il fallait nous rhabiller pour partir en Serbie. Nous étions dans toute la presse française et internationale : “Les producteurs d’un film avec Emir Kusturica à poil !” ça a cartonné !
Film promotionnel « Ils se mettent à poil pour produire leur film ! » pour Alice au pays s’émerveille
Je commençais à mettre plein de briques en place : la brique technologique, le financement participatif, la façon de travailler avec les médias en termes de discours et d’image, aussi – il faut avoir un impact. Pour tout ce qui est juridique, j’ai trois ans de formation en droit. Après une première expérience de distribution pour Commune Image Media, le film Donoma – c’était dément, il y avait une ambiance de fou ! – j’ai fondé La Vingt-Cinquième Heure pour produire et distribuer des films. Nous essayons d’être innovants et de continuer à faire du crowdfunding. Quand il n’y a pas de marché, pas de diffusion, comme pour la VR par exemple, nous inventons des solutions sans nous mettre de limite.
Quand j’ai fait la distribution de Donoma, personne ne m’a vraiment appris, c’était du bon sens et de la logique. Pour l’exploitation et la salle virtuelle, c’est pareil. Peut-être que si j’avais été formé dans une école spécifiquement sur l’exploitation ou la distribution, je n’aurais jamais pensé à ça ! La chance que j’ai, c’est d’avoir appris sur le tas.
Dans cette logique d’innovation pourrait-on imaginer que des réalisateurs se servent de votre plateforme pour faire leurs films sans intermédiaire, financés directement par le public ?
À terme, nous allons peut-être intégrer ce module de financement participatif dans le site. Quand j’avais lancé la plateforme de financement participatif pour le film Alice au pays s’émerveille, j’envisageais de l’ouvrir ensuite à d’autres projets de films. Je reste sur un semi-échec : MyMajorCompany, Touscoprod, KissKissBankBank, Ulule… Toutes ces plateformes ont été plus vite que nous et se sont lancées dans les semaines et les mois qui ont suivi. Je voudrais éviter cette erreur et prendre en considération l’importance de la production, ce que je n’ai pas pu faire à l’époque.
C’est comme la différence entre la VOD et notre dispositif : nous nous appuyons sur les salles de cinéma et ne voulons pas les court-circuiter. L’expérience est d’abord la salle, qui a aussi l’énorme plus-value de savoir aller chercher son public, de faire et d’animer des débats. C’est indépassable, de la même manière que le rôle du producteur est indépassable. Je ne crois pas qu’un réalisateur puisse travailler correctement seul. Il a besoin d’un interlocuteur permanent : dans cette maïeutique avec le producteur, il va finalement affirmer son point de vue d’auteur. S’il est seul à toutes les manettes, ça pose un problème. Je le sais parce que je suis réalisateur, producteur et distributeur et parfois, ça peut poser problème…Heureusement, j’ai un associé qui me pousse aussi dans mes retranchements .
Votre salle de cinéma virtuelle est-elle comparable aux plateformes utilisées par les festivals pour passer en ligne cette année, qui dupliquent souvent en virtuel les lieux réels où nous ne pouvons plus nous rendre ?
Effectivement, nous essayons de reproduire le monde tel qu’il est, au plus proche. Dans notre dispositif, nous allons essayer de faire en sorte que chaque salle ait son propre visuel, que ce soit “vraiment” une photo de la “vraie” salle dans laquelle on incruste l’écran. C’était important pour nous de recréer ça. Notre salle virtuelle reste une béquille, une prothèse numérique, qu’il faut utiliser à bon escient. Rien ne remplace le contact humain.
Quel est votre avis sur ces nouvelles plateformes et univers virtuels ?
Je ne suis pas fan, j’ai des amis qui passent trop d’heures devant un écran à jouer dans des univers virtuels comme ça… Rien ne remplacera le contact humain. Ce sont des outils vraiment pertinents dans le cadre du business, qui peuvent aussi avoir de l’intérêt pour limiter l’impact carbone dans le futur. Mais il faut garder une certaine vigilance, il y a toujours une face un peu obscure.
Malheureusement, pour ce qui est du tourisme, nous allons nous retrouver dans une situation où il sera nécessaire d’interdire les vols purement touristiques. Je ne trouverais pas ça délirant, dans cinq ou dix ans, que certains lieux ne soient accessibles que par la réalité virtuelle, pour être protégés. Il y a tellement de monde qui vient dans ces endroits magnifiques qu’on ne peut plus y aller. Je pense à Lascaux, par exemple, qui va être recréée en réalité virtuelle. Il y a des endroits qu’il va falloir rendre à la nature, laisser vierges de toute présence humaine. La réalité virtuelle, en ce sens, peut permettre de partager un peu de l’esprit du lieu sans l’abîmer.
Vous êtes réalisateur et scénariste… Nous vous invitons à écrire la suite du scénario suivant : la veille des élections municipales en France, un virus paralyse l’ensemble de l’économie et de la vie culturelle. Pendant deux mois, la population se retrouve enfermée, loin de toutes ses habitudes…
C’est drôle, il y a quelques années, j’avais un projet de scénario qui ressemble à ce qui est en train de se produire. Sauf que dans le mien, c’était une tempête solaire qui mettait à plat tous les systèmes de télécommunication et de génération d’électricité au monde. Ce que j’avais imaginé à l’époque, et ça s’est un peu fait pendant le moment des gilets jaunes, c’était que des cahiers de doléances soient faits et remontent aux politiques pour rédiger une nouvelle constitution, peut-être aussi une nouvelle Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, qui remettrait au cœur de ces textes l’importance de la qualité de vie pour tout le monde. Je pense que le monde d’après doit être fait d’un maximum d’espaces de débat, et le cinéma en fait partie.
Notre dispositif de salles virtuelles doit être considéré comme une agora : une place pour débattre du monde d’après, sur la transition écologique mais aussi sur les migrants, la question sociale et celle de l’égalité hommes-femmes… Je vois un déconfinement qui, si c’est le bon scénario, sera un moment de débat énorme, libéré et – je l’espère mais je suis lucide – de prise de décisions drastiques.
Quel est votre message à la communauté VR ?
Le virtuel est ce qui nous relie depuis des semaines. D’ailleurs, la tagline que j’ai failli donner à notre salle était « Salles virtuelles, émotions réelles« . Ce n’est pas parce que nous sommes connectés par un réseau que nous ne sommes pas dans une émotion, dans une empathie, dans un vrai dialogue intellectuel… Il y a une carte à jouer pour la dimension virtuelle, ce clone du monde qui permet d’échanger dans les périodes de pandémie.
Il y a aussi des vraies opportunités économiques pour que la VR accélère son développement. Il faut sortir de ses zones de confort et innover, se lâcher. Nous sommes à un moment intéressant, où nous rendons possible ce qui paraissait impossible il y a quelques semaines ! J’échange actuellement avec STUDIOCANAL pour organiser une rencontre avec Quentin Tarantino à l’issue d’une rediffusion de Pulp Fiction ! Ce n’est pas impossible, je vais peut-être revenir dans dix jours en vous disant “Quentin Tarantino sera là !” Beaucoup de frontières sont en train de tomber ! Nous sommes tous dans notre cuisine, en train de faire des Zoom, avec nos enfants qui débarquent… Il n’y a plus cette hiérarchie sociale d’avant, où nous étions reçus dans les gros bâtiments de grosses chaînes de télévision. Nous sommes tous égaux et nous nous en rendons de nouveau compte !
NOTES & HYPERLIENS
[1] réplique du film Le Guépard de Luchino Visconti, 1963, adapté du roman homonyme de Giuseppe Tomasi di Lampedusa paru en 1958
[2] plus d’informations sur Le FIL, la salle virtuelle du Forum des images ici
[3] la plateforme de cinéma virtuelle La Vingt-Cinquième Heure est accessible en ligne ici
[4] la plateforme Mubi est accessible en ligne ici
[5] la plateforme Tënk est accessible en ligne ici
[6] le site de la société Secoya est accessible en ligne ici
[7] Dominique Boutonnat est le président du Centre National du Cinéma et de l’Image Animée depuis juillet 2019